Marchés Négocier la prise en charge des surcoûts liés à la crise sanitaire

Marchés Négocier la prise en charge des surcoûts liés à la crise sanitaire

Suite à l’annonce des mesures de confinement, le 12 mars 2020 (et leur renforcement dans le cadre du décret du 16 mars) maîtres d’ouvrage, entreprises, maîtres d’œuvre ont pris, souvent dans une situation d’urgence, la décision d’arrêter (plus ou moins formellement) l’activité sur les chantiers.

 

Depuis, un guide de préconisations de l’OPPBTP est venu préciser les conditions sanitaires de reprise des travaux : l’heure est désormais au redémarrage.

Pour autant, de nombreuses questions se posent. Les premières évaluations chiffrées conduisent, sur nombre de chantiers, à des estimations de surcoûts parfois considérables. Prise en compte du risque sanitaire (règle de distanciation, achat de masques, de gants, de gel, nettoyages, rotations supplémentaires de camionnettes, etc…) et des frais consécutifs à la réorganisation des chantiers (mobilisations supplémentaires de personnels et de matériels, hausse du coût des matières et des fournitures, perte de rendement, prolongation des frais financiers, …) : selon les métiers, l’addition peut être lourde.

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Au-delà du principe d’une reprise souhaitée par tous les acteurs, la question qui se pose à présent est donc celle de la prise en charge du coût de ces mesures sanitaires : les entreprises n’auront pas les moyens de faire face seules à ce surcroît de dépenses.

 

La Profession travaille à une prise de conscience de la part de tous les acteurs et le lobbying auprès des pouvoirs publics et des maîtres d’ouvrages est et sera intense. Dans ce cadre, il appartiendra à chacun de négocier  une prise en charge partagée et proportionnée de ces différents coûts.

 

 

Une exécution hors cadre contractuel dans un contexte imprévisible

Dans le contexte sanitaire imprévisible actuel, il est incontestable que le marché s’exécute dans des conditions d’exécution et d’organisation qui n’ont rien à voir avec celles qui étaient connues lors de la constitution du marché.

Cependant, nombre d’entreprises ont signé des marchés à prix global et forfaitaire, ce qui rend à la base toute discussion avec le maître d’ouvrage difficile.

Or, pour sortir du cadre du forfait, l’une des raisons pouvant être invoquée est le changement de conditions d’exécution : celui-ci conduit à ne plus s’inscrire dans la décomposition du prix global et forfaitaire (DPGF).

 

Reste à savoir comment argumenter en ce sens, la question est inédite. En l’absence de jurisprudence, s’il n’est pas possible d’énoncer un droit pur et simple à indemnisation pour l’entreprise, les arguments d’ordre juridique existent bel et bien.

L’objectif ici est de donner des éléments de nature à négocier

Remarque :

Pour protéger les entreprises durant la période d’état d’urgence sanitaire, les pouvoirs publics ont adopté un certain nombre de mesures de nature à prolonger les délais et suspendre l’application des clauses prévoyant des pénalités de retard. Les dispositifs diffèrent selon qu’il s’agit d’un marché public ou d’un marché privé. Connaître ces mesures de protection est fondamental pour négocier de manière plus pertinente. Dans certains cas, pour négocier une prolongation de délais, il est important que savoir que les pénalités de retard peuvent être neutralisées dans certains cas.

Nous vous invitons à la lecture de notre info sur la question intitulée « Etat d’urgence sanitaire – La question des délais et des pénalités » téléchargeable à l’adresse suivante :

https://www.btprhoneetmetropole.fr/tft/COVID19/MAR_delais_202004.pdf

 

 

L’adaptation des conditions d’exécution, préalable à la reprise

 

Avertissement :

Choisir le bon argumentaire implique de bien connaître son marché et les différentes pièces contractuelles, qui le compose : savoir si l’on est face à un marché public ou privé, si le CCAG Travaux ou la norme Afnor NF P03-001 s’applique ou non, ou encore si le PGC (Plan Général de Coordination) est contractuel ou pas… Ceci peut se vérifier dans la liste des pièces contractuelles, le plus souvent au CCAP (ou ce qui en tient lieu).

En cas de doute, le service Affaires Juridiques et Contentieux de BTP Rhône et Métropole est à la disposition de ses adhérents.

 

Nécessaire évolution du PGC (Plan Général de coordination) et conséquences sur l’exécution du marché

Pour chaque opération (quelle que soit sa taille), le maître d’ouvrage formalise, après analyse et en accord avec les entreprises intervenantes, une liste des conditions sanitaires de nature à permettre une reprise des travaux. Il s’appuie pour cela le plus souvent sur le maître d’œuvre et le coordonnateur SPS (lorsque l’opération est soumise à coordination SPS).

Il s’agit de s’assurer que les différents acteurs pourront mettre en œuvre et respecter dans la durée les directives sanitaires générales et les consignes complémentaires édictées dans le guide.

Cette analyse devra prendre en compte notamment :

  • la capacité de toute la chaîne de production de reprendre son activité (maître d’œuvre, coordonnateurs SPS, bureaux de contrôles, sous-traitants, fournisseurs, transporteurs, prestataires de service, …),
  • les conditions d’intervention extérieures ou intérieures,
  • le nombre de personnes sur le chantier,
  • la coactivité.

Pour les marchés soumis à PGC, le contexte épidémique et les mesures sanitaires corrélatives doivent conduire à l’établissement d’un PGC SPS mis à jour. Les pièces contractuelles (CCAP, DPGF et CCTP par exemple) doivent être autant que de besoin adaptées en conséquence.

Le PGC actualisé devra être ensuite soumis aux entreprises, afin qu’elles modifient à leur tour leur PPSPS.

Il ne s’agit là pas de revenir sur la nécessité de mettre à jour le PGSPS (lorsque le chantier en relève). Pour plus d’informations sur la question, nous vous renvoyons à l’info service disponible via le lien ci-après :

https://www.btprhoneetmetropole.fr/CIRC/MAR_maj_PGC2.pdf

 

PGC : pièce contractuelle ou non ?

Un PGC SPS adapté en profondeur dans les modes opérationnels d’exécution des travaux entraîne nécessairement des conséquences financières sur l’exécution des marchés.

Pour les prendre en compte, qu’il s’agisse d’un marché privé ou public, la nature (et la force) de l’argumentation sera différente selon que le PGC SPS a valeur contractuelle ou non.

 

Si le PGC n’est pas contractuel

En théorie, le PGC ne fait pas partie des pièces contractuelles. Sa vocation est en effet de mettre en œuvre des principes organisationnels et de prévention sur le chantier, mais pas d’imposer la mise en œuvre de moyens ou de régler des questions juridiques, techniques ou liées à la rémunération.

Ce sont les pièces du marché (CCAP, CCTP ou autres) qui assument ce rôle, et ont vocation à être modifiés si nécessaire. Le PGC SPS est produit lors de la consultation pour permettre à l’entreprise de le prendre en compte dans son offre : l’offre de l’entreprise est réputée prendre en compte les prescriptions du PGC SPS ainsi que ses adaptations.

Dans ce cas, il n’y a pas d’autre choix que d’argumenter en expliquant que le nouveau contexte amène à sortir du périmètre de l’offre initiale (voir infra – incidences financières).

Si le PGC est contractuel

Dans le cas où le PGC est cité comme pièce contractuelle dans la liste des pièces (le plus souvent au CCAP), la donne est différente.

Dans cette situation, une actualisation en profondeur du PGC revient bien à modifier le marché et nécessitera l’accord des deux parties, à travers un avenant. Celui-ci aura pour vocation à prendre en compte les implications en termes de délais, de conditions d’exécution des travaux et d’incidences financières.

Le maître de l’ouvrage ne pourra pas unilatéralement décider de substituer une nouvelle version du PGC sans l’accord du cocontractant. Il s’agit là d’un argument de poids, qui viendra s’ajouter à ceux qui suivent.

 

Négocier un partage des incidences financières

 

Pour obtenir une rémunération complémentaire, l’objectif de l’entreprise sera d’obtenir un accord du maître d’ouvrage pour une prise en charge, idéalement avec un avenant.

A défaut d’accord amiable préalable, en marché privé, une prise en charge ultérieure sera impossible, sauf mise en œuvre de l’imprévision (solution impliquant le recours au juge à défaut d’accord – voir ci-après).

 

Dans un marché public, la voie réclamatoire pourra rester ouverte, moyennant certaines conditions bien sûr.

 

 

  1. Marchés privés

 

Plusieurs arguments de droit peuvent être mis en avant pour demander une prise en charge par le maître d’ouvrage privé.

 

L’imprévision en marchés privés

Ce qui suit ne concerne que les contrats conclus postérieurement au 1er octobre 2016.

L’article 1195 du code civil rend “l’imprévision” applicable aux marchés privés, dans les conditions suivantes :

« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.

En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. A défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe. »

 

Attention : l’article 1195 du Code Civil n’est pas d’ordre public. Certains marchés prévoient à ce titre expressément qu’il n’est pas applicable, ce qu’il convient donc de vérifier au préalable.

 

Plusieurs conditions doivent être réunies :

1 – Un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat : « ceci semble être le cas des sujétions imposées par le contexte actuel » :

 

 

2 – Un changement de circonstances devant rendre l’exécution excessivement onéreuse : « l’entreprise doit ici justifier d’un lien de causalité entre le changement de circonstances et l’exécution excessivement onéreuse. »

3 – L’entreprise n’a pas accepté d’en assumer le risque lors de la conclusion.

 

Remarque : Certains auteurs estiment qu’en cas de marché à forfait, au sens de l’article 1793 du Code civil, l’entrepreneur accepte d’assumer les risques liés à l’imprévision. Il s’agit toutefois d’un débat doctrinal, non tranché, les entreprises doivent donc commencer par fonder une demande en indemnisation, même dans le cadre d’un marché à forfait.

 

Sous ces différentes conditions, il est donc possible de demander une renégociation du contrat. En cas de refus, le recours au juge est possible. Attention, en cas de désaccord, le juge doit être saisi sans attendre.

 

 

Pour les marchés privés appliquant la norme AFNOR NF P 03-001 :

L’article 9.1.2 de la norme Afnor NF P03-001, dans sa version de 2000, prévoit ce qui suit :

« Les prix du marché sont réputés tenir compte de toutes les circonstances de l’implantation, des particularités du projet et des délais et rémunèrent l’entrepreneur de tous ses débours, charges et obligations normalement prévisibles ainsi que de celles des dépenses d’intérêt commun mises à sa charge par le descriptif de son lot ou par le jeu de l’article 14. En sorte que la rémunération de l’entrepreneur pour l’exécution des travaux formant l’objet défini du marché ne subira aucune variation sauf application de dispositions différentes du présent document et, en particulier, en cas d’évolution du PGC SPS du fait du maître d’ouvrage ayant des incidences financières pour l’entreprise. »

 

La version 2017 de la norme Afnor NF P 03-001 ajoute à ce qui précède l’alinéa suivant, reprenant pour partie l’article 1195 du code civil :

« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant.

En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties conviennent de recourir à une conciliation ou à une médiation conformément au 21.2, préalablement à toute action en justice ou procédure d’arbitrage.

 

Ainsi, selon les conditions contractuelles des marchés, si les trois conditions (vues précédemment) sont remplies les entreprises seraient fondées à demander la renégociation du contrat sur plusieurs fondements :

  • l’imprévision de l’article 1195 du code civil, si toutefois le marché ne déroge pas à cet article.
  • le caractère « imprévisible » du contexte d’urgence sanitaire pour les marchés faisant référence à la norme Afnor NF P 03-001 ;

 

Par ailleurs, l’article 9.3 de la norme Afnor NF P 03-001, « Variation des charges légales et/ou réglementaires » énonce que :

« Dans le cas de modifications des charges imposées par voie législative ou réglementaire, qui auraient une incidence sur le coût d’exécution de l’ouvrage, les dépenses ou économies en résultant dans les déboursés de l’entrepreneur et qui ne seraient pas prises en compte par la formule de variation de prix, sont ajoutées au moment du règlement ou en sont défalquées surproduction de justifications ».

 

Enfin, rappelons que l’article 1er de la norme Afnor NF P 03-001 de 2017 prévoit que toute dérogation doit être récapitulée dans le dernier article du CCAP sous peine d’être inopposable.

 

  1. Marchés publics

 

La théorie de l’imprévision a été admise, voilà très longtemps, par un arrêt du Conseil d’Etat, Gaz de Bordeaux de 1916. Elle est reprise par l’article L. 6 du Code de la Commande Publique. L’article R. 2194-5 du Code de la Commande Publique ajoute que le marché peut être modifié pour circonstances imprévues.

Deux conditions doivent être réunies :

  1. L’événement doit être imprévisible et extérieur aux parties ;
  2. L’événement doit provoquer un bouleversement dans l’économie du contrat.

 

En cas d’imprévision, l’entreprise doit poursuivre l’exécution du marché, elle sera en contrepartie indemnisée.

Par ailleurs, le Cahier des Clauses Administratives Générales (CCAG) -Travaux de 2009 prévoit en son article 10.1.1 que :

« A l’exception des seules sujétions mentionnées dans le marché comme n’étant pas couvertes par les prix, ceux-ci sont réputés tenir compte de toutes les sujétions d’exécution des travaux qui sont normalement prévisibles dans les conditions de temps et de lieu où s’exécutent ces travaux ».

 

Les sujétions imposées par le COVID-19 étant imprévisibles, il faut considérer qu’elles ne sont pas comprises dans le prix. En d’autres termes, les sujétions liées au contexte épidémique semblent pouvoir être indemnisées pour les entreprises, sous réserve que l’économie du marché en soit bouleversée.

 

Remarque : Par sujétions liées au contexte épidémique, il faut se référer à celles imposées par le décret 2020-260 du 16 mars 2020, l’arrêté du 14 mars 2020 (notamment de son article préliminaire)  et l’article 2 du Décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie actuelle dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

 

  1. En conséquence : « pas d’imputation d’office au compte prorata » des dépenses de reprise

Les dépenses supplémentaires liées aux mesures rendues nécessaires par le PGC SPS actualisé ne peuvent être imputées d’office au compte prorata.

Si le gestionnaire du compte prorata est sollicité par le maître d’ouvrage, il faut se référer aux pièces du marché et à la convention de l’opération (et plus précisément aux dispositions portant sur les règles d’approbation des dépenses affectées au prorata).

L’ensemble des dépenses exposées pour la reprise du chantier n’ont pas toute vocation à être prises en charge par la collectivité des entreprises.

 

Modalités et précautions à prendre au redémarrage des travaux :

 

« Faire prendre acte de l’état d’avancement et de l’état des ouvrages »

Il est conseillé avant toute reprise des prestations de faire constater l’état des ouvrages après l’arrêt des travaux par la maîtrise d’œuvre (au minimum) ainsi que d’éventuelles dégradations intervenues depuis cet arrêt.

 

 

Marchés privés

Il est recommandé de faire constater les prestations exécutées ainsi que leur état après l’arrêt des travaux. Cela est indispensable pour la facturation, si l’état d’avancement des travaux n’a pas été effectué notamment par la maîtrise d’œuvre et, en cas de dégradation des ouvrages, afin de pouvoir obtenir éventuelle prolongation du délai d’exécution.

 

Marchés publics :

En matière de marchés publics, si l’entreprise a reçu un ordre de service d’arrêt des travaux, un redémarrage sera ordonné par un second ordre de service.

Si cet ordre de service appelle des réserves, juridiques, techniques ou financières, elles devront être formulées dans le délai de 15 jours à compter de la réception de l’OS, par courrier recommandé avec avis de réception.

Ainsi, l’entreprise pourra à ce stade contester les conditions de reprise des travaux (y compris des conditions manifestement excessives pour l’attributaire du marché, qui peuvent justifier un allongement du délai d’exécution sur le fondement de l’article 6 de l’ordonnance du 25 mars 2020).

 

***

Attention :

Une entreprise, qui remet une offre actuellement est réputée connaître le contexte de pandémie et être en mesure de répondre en connaissance de cause. Elle doit donc formuler une offre en anticipant et en faisant, quand cela sera possible, toutes les réserves nécessaires (sur le montant, sur les délais, sur les conditions d’exécution et sur la nature et le prix des approvisionnements), quand l’inconnue est trop importante pour l’exécution d’un futur marché.

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